FOUQUET ET MOLIÈRE
Dans son ouvrage Foucquet l'écureuil maudit, Jean-Joseph Couëdel émet l'hypothèse suivante : le surintendant Nicolas Foucquet aurait inspiré à Molière les personnages de M. Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme et d'Oronte dans Le Misanthrope ; c'est en outre le milieu dévot fréquenté précisément par la famille de Foucquet qui aurait inspiré le Tartuffe.
1654
Nicolas Foucquet et madame de Sévigné.
- D'ailleurs, votre sonnet de bouts rimés sur la mort du perroquet de madame du Plessis-Bellière a fait le tour du royaume.
- Le tour du royaume ! Le tour de Paris, je vous l'accorde, mais le tour du royaume ! Paris n'est pas à lui seul le royaume, madame. Je ne sais en revanche si des échos de Bretagne et du comté nantais vous parviennent jusqu'ici. Connaissez-vous la dernière histoire qui circule dans Paris et ses faubourgs ?
- À propos du Cardinal de Retz ?
- Vous n'y êtes point du tout, marquise. La dernière histoire nous vient du comté nantais.
- De Nantes ?
- Plutôt de sa campagne, plus exactement de la paroisse dans laquelle s'étend la seigneurie de Quéhillac.
- Eh bien, monsieur Foucquet ?
- Pour ajuster certains points du contrat de vente de la seigneurie de Quéhillac, mon cousin Fourché est venu jusqu'à Paris, il y a une semaine. Madame du Plessis-Bellière est arrivée, alors que je m'entretenais, dans la bibliothèque, avec M. Fourché. Quand celui-ci a entendu le nom de madame du Plessis, il a cru s'étouffer. C'est alors qu'il nous a raconté les aventures d'un laboureur de sa paroisse, un certain Mouillard, qui se fait appeler Du Plessis, jouant les don Quichotte à la bretonne.
- Madame du Plessis-Bellière a dû mal prendre ce genre d'imposture.
- Comme vous la connaissez mal. Bien au contraire, c'est madame du Plessis-Bellière qui, pour le coup, a failli s'étouffer de rire. Elle s'imaginait notre laboureur don quichotesque arpentant sur un bœuf les terres bretonnes, accompagné d'un laquais dodelinant sur un veau poussif et hurlant sa noblesse à tous les corbeaux du coin. En nous décrivant sa vision du noble Mouillard Du Plessis, elle a manqué de tomber d'hilarité. Elle peignait notre Mouillard en habit de cardinal se prenant pour notre grand Armand du Plessis, mais haranguant, sur un tonneau de cidre, un troupeau de porcs roses de contusions.
- C'est tout ?
- C'est le début de l'histoire, madame la marquise. Ce n'est que le début. Madame du Plessis-Bellière m'a lancé le défi de composer des vers en l'honneur de ce Mouillard Du Plessis. Elle est repartie en laissant en écho son rire rimant dans les divers quartiers de Paris. Et bientôt les mazarinades feront pâle figure face aux mouillarinades.
- Elle vous connaît bien en effet, monsieur Foucquet ; elle sait combien vous aimez les vers. L'Oronte de mademoiselle de Scudéry est connu de tous. Et nul n'ignore que cet Oronte n'est autre que monsieur le procureur général.
- Ma mère me reproche souvent de me laisser aller à ces vains jeux poétiques, me répétant que ces vers ne font pas toujours honneur à celui qui les compose. Précisément ma mère m'accuse de me ridiculiser avec les précieuses.
- Écoutons donc ces vers que vous avez composés, monsieur le procureur général. Nous brûlons de les entendre, vous brûlez de les dire.
- Sachez que je n'ai passé qu'un quart d'heure pour les composer.
- Allez, monsieur, le temps ne fait rien à l'affaire. Je vous écoute, cher Oronte.
- Ce n'est qu'une ébauche ; je m'en allais la corriger et l'amender.
- Qu'importe, monsieur le procureur ; nous nous contenterons, pour ce jour, de quelques ébauches, de quoi nous faire saliver.
- J'ose un inachevé, puisque vous m'en priez :
- Héraut, faites entrer très noble Du Plessis.
- Serait-ce le fantôme de son Éminence
Monsieur de Richelieu, notre Armand du Plessis ?
- Vous n'y êtes du tout ; cherchez et patience.
- Je vois : madame du Plessis-Bellière ici.
- Vous voilà égaré ; cherchez beaucoup mieux.
- Suis-je digne de ce si divin Du Plessis ?
- Qu'allez-vous, ignare, chercher parmi les dieux ?
Des nobles armoiries d'autrui vite il s'empare ;
Dans la noblesse de singe en vain il s'égare.
D'infatués faux titres, il n'est point avare,
Et de la particule à toute heure il se pare.
- Mais qui donc se cache dans ce Colin Maillard ?
- Devinez ! - Las ! c'est le noble Coquin Mouillard.
- Croyez-vous donc, Oronte, que votre Mouillard mérite une œuvre immortelle ? La noblesse de votre sujet peut-elle conduire à une noble œuvre ?
- Vous avez raison, madame, comme mon Mouillard mon sonnet mérite un immortel oubli.
1656
Nicolas Foucquet et sa mère Marie de Maupeou.
- C'est un homme d'un précieux conseil. J'aime à vous voir fréquenter de telles autorités. J'aimerais d'ailleurs que vous vous entouriez davantage de ces gens qui font ici tant d'études médicales et mathématiques. Mais vous êtes constamment happé par les activités pompeuses, bruyantes et brillantes de vos rimeurs et quémandeurs.
- Il me faut bien aider les artistes qui, sans le secours d'un mécène, ne pourraient vivre tout en composant.
- Certes, mais je ne suis pas sûre que tous ont un véritable talent de poète qui justifie leurs demandes. J'y vois surtout bon nombre de parasites pour qui la poésie est un prétexte à vivre sans travailler. Je crains fort que vous n'entreteniez la médiocrité là où vous voudriez sincèrement aider les arts. L'on profite là encore de votre naïveté : l'on sait votre passion véritable pour la poésie et l'on vous abuse.
- Madame, je pense avoir quelque discernement dans mes choix.
- Je n'en suis pas aussi certaine que vous. D'ailleurs, Paris se fait l'écho de vos sonnets de bouts-rimés. Et ce n'est peut-être pas là le meilleur emploi des études que votre père vous a fait suivre.
- Voulez-vous dire, Madame, que j'ai tort de vouloir composer des sonnets ?
- Je ne dis pas cela. Mais, Nicolas, voyez-vous, on regarde plus les hommes par leurs méchants côtés que par leurs qualités, surtout lorsqu'ils occupent des postes enviés de tous.
- Est-ce donc un si grave défaut que je compose des sonnets ?
- Je ne dis pas cela. Mais je veux que vous compreniez que, certes, vous avez quelque goût pour la lecture de la poésie, et c'est un bien. Vous avez quelque talent pour la composition de vos discours, et c'est un bien. Vous savez écrire, vous êtes, grâce à votre père, fort cultivé.
- Me reprocheriez-vous cela ?
- Je ne dis pas cela, bien sûr. Mais je vous dis que, pour être cultivé, pour savoir écrire, on ne possède peut-être pas un talent tel que l'on puisse se faire publier à tout vent. Laissez donc à vos quémandeurs, puisque vous les aimez, le soin de publier des vers insipides, souffreteux, malodorants, si c'est là leur seul moyen de survivre. Quant à vous, vos parents vous ont permis de trouver de quoi vivre ailleurs que dans les aléas de la mauvaise poésie. L'humilité vous grandira aux yeux de Notre Seigneur ; gardez vos talents de rimailleur pour vous-même. Et je ne voudrais pas qu'un jour, un artiste de talent, fît de l'Oronte que vous êtes le type même du sot qui fait résonner les palais de ses mauvais sonnets.
- Dois-je donc abandonner tout lien avec la poésie ?
- Je ne dis pas cela. Mais je pense que si vous avez toujours le goût pour les vers, exercez-le dans le plus profond recoin secret de vos appartements ; ou bien consacrez-vous à la traduction versifiée de Psaumes. Votre âme y gagnera ce que votre vanité aura perdu. Néron se faisait applaudir comme grand artiste, et on l'applaudissait parce qu'il était le maître, non parce qu'il était maître dans un art. De même, on applaudit vos sonnets parce que vous avez quelque pouvoir ; c'est le surintendant que l'on applaudit, pas un artiste de talent. Il suffirait que Notre Seigneur vous arrache à toutes ces vanités pour que vous compreniez combien vous êtes entouré de flatteurs prêts à aller se vendre au premier homme de pouvoir venu dès que vous aurez chu.
- N'aurais-je donc aucun ami, Madame ?
- Je ne dis pas cela. Mais l'amitié demande quelque mystère, et c'est assurément en profaner le nom que de le vouloir mettre en toute occasion, au tout premier venu. Sénèque ne nous enseigne rien d'autre. Ayez peu d'amis, des amis choisis, des amis sincères, qui ne se contenteront pas de vos jours fastes pour vous être proches. Je vous le dis et répète, mon enfant, qu'Oronte ne devienne pas un jour le type du mauvais poète. Quelques amis fidèles et sûrs valent mieux qu'une armée de laquais soumis mais provisoires. Votre tâche reste avant tout de servir le roi, comme votre père l'a fait et vous l'a recommandé. Servez le roi, votre roi. Et vous servirez vos frères ainsi que Dieu.
1658
Nicolas Foucquet et Pellisson.
- C'est à vous, Monseigneur, que tout m'attache.
- Vous m'êtes assurément un précieux collaborateur ; je sais combien je vous dois dans mes affaires politiques et financières.
- Et les arts, Monseigneur. Vous savez combien c'est là une tâche qui me plaît avant tout ; c'est un bonheur que d'être attaché au nouveau Mécène, digne de notre siècle.
- Et sa Majesté, notre nouvel Auguste ?
- Les années qui viennent nous le diront, Monseigneur. À moins que vous-même ne soyez à la fois Mécène et Auguste.
- Même si l'Olympe apporte quelque gloire qui peut flatter l'amour-propre, je pencherai pour le Parnasse, monsieur Pellisson. Pour le Parnasse, puisque vous en êtes la tête.
- C'est vous, Monseigneur, qui avez fait de Saint-Mandé un nouveau Parnasse.
- Que serait ce Parnasse sans votre discernement à répartir les générosités les plus opportunes envers les artistes de notre temps.
- L'élégance de vos générosités sait vous rallier la faveur des gens de lettres, certes, des artistes, mais aussi des savants.
- Toutefois, cette horde de quémandeurs, je peux vous le dire, à vous, mon confident, me dérange en ce que, bien souvent, elle n'a pas la prétention d'exceller dans son art, mais dans les faux-brillants.
- Monseigneur, laissez au temps le soin de choisir ce que notre vue trop courte ne nous permet pas de discerner. Sans doute bien des artistes de vos salons ne passeront pas les frontières du siècle. D'ailleurs, que penser de tous ces rimailleurs à la mode, qui nous enrhument de leurs rimes larmoyantes. Rien ne vaut, ce me semble, une belle page d'éloquence.
- Voilà le juriste que vous fûtes naguère qui s'exprime, monsieur Pellisson. Je vous sais gré, certes, de votre plume qui sait si bien rédiger certaines des réponses du ministre d'État, qu'il me faut envoyer. Mais vous savez aussi que si j'accepte des rimailleurs de mauvais aloi ici, c'est que j'aime rimailler.
- Vous n'êtes pas pour rien l'Oronte de Mlle de Scudéry, il est vrai. Néanmoins, je suis votre confident, non votre courtisan, et je maintiens mon goût pour la belle rhétorique. Que vous a donc fait la prose, Monseigneur, que vous l'aimiez sans comparaison moins que les vers ? N'y aurait-il pas moyen de vous réconcilier avec elle ; les sentiments d'un cœur tout reconnaissant seraient-ils incapables de vous plaire, si la rhétorique entreprenait de vous les expliquer ?
- La rhétorique est trop attachée au procureur général ; j'aime, dans les vers, leur divertissement. La rhétorique me persécute trop souvent en requêtes, placets, factums, arrêts, en mémoires et en états. En tous ces fâcheux emplois, elle paraît bien triste, négligée, sans ornements, tant elle a honte de nous importuner.
- Laissez-la s'approcher et vous la verrez vous divertir, vous lui verrez d'autres atours et un autre visage.
- Que vous répondre, monsieur Pellisson ? De tous les ouvrages dont on veut bien m'offrir la dédicace, vous savez combien les plus agréables sont les ouvrages dramatiques. Le théâtre est le plus exquis des régals littéraires.
- C'est là ce qui sied aussi au goût du monde et des mondains.
- Voulez-vous m'envoyer vivre dans un désert, tel un atrabilaire misanthrope ?
- Chacun reconnaît en vous un mécène éclairé, Monseigneur. Ce n'est point vous flatter que de le dire. Et pourtant votre cour ne l'est guère, éclairée.
- C'est-à-dire, monsieur Pellisson ? Expliquez-vous, je vous prie.
- Pour parler net, Monseigneur, votre cour littéraire prétend à l'immortalité, mais ses altières envolées lui donnent la grâce de la poule s'envolant au-dessus d'un ver de terre. Votre basse-cour poursuit les modes, ne les devançant point, mais s'aplatissant dans le goût du jour sans rechercher l'universel. Votre cour prend pour art de la perfection ce qui n'est que mièvrerie tatillonne.
- Comme vous y allez, cher Pellisson ! Mes charges politiques m'obligent à me montrer actif, à recevoir beaucoup de gens et à donner encore davantage en échange d'appuis. Je pourrais un jour en avoir besoin en cas d'une disgrâce. Que serait l'Olympe si le Parnasse ne l'avait chanté sous toutes ses formes ? Que serait le Parnasse si l'Olympe ne le soutenait pas ? Ma vie est suffisamment agitée ; je suis tantôt magistrat, tantôt diplomate ou administrateur, mondain ou curieux d'art, homme de plaisir et homme de poésie. Ne croyez-vous donc point qu'une petite cour littéraire puisse me reposer de toutes mes charges par ses puériles vanités ? De même que la tuile et le chaume sur les toitures de cette maison de Saint-Mandé expriment bien cette dualité, de même ce lieu de réceptions mondaines cache le désert où je me retire, loin des fâcheux et des quémandeurs. L'on y voit les nymphes de jour, mais ici règnent en maîtres philosophes et savants.
- Sans doute, Monseigneur. Mais quand, dans les allées de ce jardin, vous vous promenez avec un cortège de beaux esprits, d'érudits et de médecins, ne croyez-vous pas que vous cédez à la mode de mondains ?
- Je reconnais là, cher Pellisson, votre éducation huguenote. Votre côté méridional, imaginatif et émotif, cache une redoutable discipline intérieure empruntée à votre calvinisme.
- Je vous accorde, Monseigneur, que jamais vous n'avez exigé de rampantes soumissions .
- Je l'espère.
- Assurément. Vous avez du moins cette élégance reconnue d'aller au-devant des désirs de dons. Votre petite Académie vous sait davantage gré de la façon de donner que du présent en lui-même. Vous avez l'heureuse science de gagner les esprits.
- Du moins essayé-je de faire en sorte que l'argent ne soit pas le seul mobile de ma petite cour.
- Cependant, Monseigneur, parfois vos libéralités s'égarent dans des excès peu éclairés. Peut-être feriez-vous bien d'accorder moins de vos dons aux burlesques et aux précieux, gens fort ridicules.
- Ceux qui les tournent en ridicule ne sont pas forcément les plus habiles juges en la matière.
- Mais la louange peut écraser, Monseigneur.
- Pourquoi voulez-vous, à toute force, que je refuse des propos qui apportent un peu d'air dans une atmosphère si étouffante ? N'est-il vraiment pas permis à Hercule de parfois se reposer dans quelque futilité ? Les héros peuvent être fatigués, n'est-il pas ? Et c'est de triompher de sa fatigue qui en fait aussi un héros. L'Alcide demeurera héros malgré ses pauses, entendez-vous, monsieur Pellisson ?
- Je vous entends, Monseigneur. Par charité, le Ciel n'accordera jamais, à tous ces rimailleurs qui paraissent entrer dans une immortelle gloire, l'immortalité, parce que, en fait d'immortalité, ce serait celle du ridicule qui accompagne leurs œuvres ; le silence éternel du tombeau sera leur plus beau cadeau qu'ils transmettront à la postérité.
- Comment juger des grands artistes, monsieur Pellisson ?
- Laissons au temps le souci de discerner le bon grain de l'ivraie.
- Le temps ! Quel Mécène accorderait ses soins aux génies déjà entrés dans le tombeau ? C'est à des vivants, c'est à ses contemporains, que le grand Mécène accorda ses dons.
- Sans doute tombez-vous trop souvent dans les caprices de la mode, Monseigneur.
- La mode ? il faut savoir la diriger, l'anticiper. Quand elle s'épanouit, déjà penser à celle qui viendra. Suivre la mode relève du commun ; l'honnête homme est déjà à la nouvelle mode à peine éclose quand le grand nombre se vautre dans la mode déjà démodée.
- Sans doute avez-vous tenté de diriger la mode de l'art des Muses, mais si souvent elle vous a dirigé, et vous dirige encore, Monseigneur. Il y a quatre ans, vous avez relancé la mode des bouts rimés, divertissement bien mondain, s'il en est. Mais pour quelle postérité ! En revanche, Monseigneur, il conviendrait que vous accordiez quelque intérêt à un certain Jean de La Fontaine dont on vous a lu une épître. Je sais en outre que votre amie madame de Sévigné a fort goûté cette épître.
- Je ne manquerai pas de suivre votre conseil, mon cher Pellisson. Votre franchise accompagne un esprit si perspicace que je me range une nouvelle fois à votre avis.
1660
Nicolas Foucquet et Pellisson.
- Ne faut-il pas que le Parnasse rivalise enfin avec l'Olympe ?
- Vaux ne rivalise ni avec Le Louvre, Saint-Germain ou Fontainebleau, il les surpasse, Monseigneur. L'on vient à Vaux admirer votre œuvre, vous féliciter ; la cour est à vos pieds. Le Parnasse détrône l'Olympe.
- Vous voilà le premier des ministres des Muses, cher Pellisson.
- Mais je crains que l'Olympe n'ait pas dit son dernier mot, Monseigneur, et la foudre risque de se faire entendre.
- Si mon œuvre disparaît, vous le savez bien, monsieur Pellisson, il en restera toujours le souvenir. J'en veux pour preuve le huitième volume de Clélie, imprimé au début d'août, qui ne ménage pas ses éloges pour Vaux.
- Pour Vaux et pour Oronte, son seigneur.
1662
M. de Lapasse et M. de C***.
- Convaincu de quoi donc, monsieur de C*** ? Le 4 avril dernier, Colbert n'a-t-il pas engagé une grande chasse contre les auteurs de gazettes et de nouvelles favorables au surintendant ? Si je prends, par exemple, le cas de l'abbé Guérinon embastillé ce 4 avril, le marchand Pierre Leclerc, le 5 avril ; Pierre Guillaume Mathieu, avocat au Parlement, embastillé le 19 avril, le domestique Dupin le 23, le sieur de Marigny, il y a deux jours ; et je pourrais en citer d'autres. Il me semble tout de même que le vent devient encore plus glacial que jamais.
- Je croirais pourtant le contraire, monsieur de Lapasse. Si Colbert pourchasse ces auteurs, c'est qu'il redoute leur puissance auprès des esprits ; c'est déjà que, contrairement à ce que vous pensez, le surintendant a de solides amis, courageux, prêts à tout pour répliquer à la machine de guerre de Colbert.
- Je crois plutôt que c'est le début de la fin du clan du surintendant. Voyez ce qu'il est advenu au grand ami du prisonnier, le poète La Fontaine. Colbert l'a condamné pour usurpation de noblesse, à deux mille livres d'amende.
- Deux mille livres !
- Assurément, monsieur de C***, deux mille livres.
- C'est cher payer pour un seul mot de trop.
- C'est le prix pour « écuyer ».
- Heureux qu'il ne se soit pas proclamé comte ou marquis !
- M. de La Fontaine saura désormais que, si l'on peut écrire de jolis vers pour peu de frais, le mot « écuyer » en signature relève d'un état qu'on ne saurait s'approprier sans enfreindre la loi.
- Pourtant, les édits royaux contre l'usurpation de noblesse remontent à 1600 et 1634, autant qu'il m'en souvienne, n'est-ce pas, monsieur de Lapasse ?
- La déclaration royale du 8 février 1661 a précisément rappelé les deux édits royaux.
- Du moins, en le condamnant à une si lourde amende, on voudrait conduire notre poète à ne plus écrire, et notamment à ne plus écrire en faveur de M. Foucquet. La censure a toujours un grand génie créatif, mais son génie n'équivaut pourtant pas celui de l'art. Même si La Fontaine a été condamné, la censure ne parviendra pas à le faire taire. Avez-vous lu son « Élégie pour Monsieur Foucquet » qui court déjà dans tout Paris :
« Remplissez l'air de cris en vos grottes profondes ;
Pleurez, Nymphes de Vaux, faites croître vos ondes.
Chacun attend de vous ce devoir généreux ;
Les Destins sont contents : Oronte est malheureux ;
Voilà le précipice où l'ont enfin jeté
Les attraits enchanteurs de la prospérité !
Nymphes, qui lui devez vos plus charmants appas,
Si le long de vos bords Louis porte ses pas
Tâchez de l'adoucir, fléchissez son courage.
Il aime ses sujets, il est juste, il est sage,
Du titre de clément rendez-le ambitieux :
C'est par là que les rois sont semblables aux dieux.
0ronte,
Il est assez puni par son sort rigoureux ;
Et c'est être innocent que d'être malheureux. »
1663
Nicolas Foucquet ; MM Auzonet et Lhoste, ses avocats.
- Assurément, monsieur Auzanet. Comment ne pas l'être quand je relis cette ode de La Fontaine que vous m'avez apportée, au début du mois.
- Je croyais pourtant M. De La Fontaine de vos amis.
- Il est de mes amis ; mais c'est un ami maladroit qui a cru bien faire, en écrivant cette ode. Écoutez par exemple ces quelques vers, adressés au roi :
« Je ne veux pas te mettre en compte
Le zèle ardent ni les travaux
En quoi tu te souviens qu'Oronte … »
- Oronte ! Voyons, Oronte !
- Je ne comprends pas, monsieur Foucquet.
- Enfin, Oronte, c'est le nom que les salons précieux me donnaient naguère. Bien, je continue la lecture :
« Ne cédait point à ses rivaux,
Sa passion pour ta personne,
Pour ta grandeur, pour ta couronne,
Quand le besoin s'est vu pressant,
A toujours été remarquable ;
Mais, si tu crois qu'il est coupable,
Il ne veut point être innocent… »
- Écrivez-lui vos sentiments.
- Mais c'est ce que j'ai fait, monsieur Lhoste. Et M. De La Fontaine vient de répondre à mes apostilles. Tenez, la lettre est encore sur cette table. Pouvez-vous me la remettre, que je vous lise sa réponse :
« Monseigneur,
J'ai toujours bien cru que vous sauriez conserver la liberté de votre esprit dans la prison même, et je n'en veux pour témoignages que vos défenses ; il ne se peut rien voir de plus convaincant ni de mieux écrit. Les apostilles que vous avez faites à mon ode ne sauraient partir non plus que d'un jugement très solide et d'un goût extrêmement délicat. J'ai donc composé cette ode à la considération du Parnasse. Vous savez assez quel intérêt le Parnasse prend à ce qui vous touche.
Je viens enfin à cette apostille où vous dites que je demande trop bassement une chose qu'on doit mépriser. Ce sentiment est digne de vous, Monseigneur, et en vérité celui qui regarde la vie avec une telle indifférence ne mérite aucunement de mourir ; mais peut-être n'avez-vous pas considéré que c'est moi qui parle, moi qui demande une grâce qui nous est plus chère qu'à vous.
Cependant, permettez-moi de vous dire que vous n'avez pas assez de passion pour une vie telle que la vôtre. Je tâcherai pourtant de mettre mon ode en l'état où vous souhaitez qu'elle soit. »
- Mais sa plume maladroite.
Marie de Maupeou et Marie-Madeleine de Castille..
« Oronte n'aspirait qu'à l'immortalité.
Le destin l'avait mis au milieu des richesses,
Mais jamais de son cœur il ne les fit maîtresses ;
Il n'imita jamais les avares mortels,
Les âmes du commun, ou basses ou prudentes,
Pareilles aux fourmis noires, grosses, rampantes,
Entassant et gardant les précieux trésors,
Sans avoir d'autre objet, ô fureur sans seconde,
Que de les dérober à l'usage du monde.
Sage roi, juste roi, grand roi, roi véritable,
S'il a pu vous déplaire, Oronte est trop coupable ;
Mais si dans son erreur, flatté de vos bontés,
Il courait à sa perte à pas précipités ;
S'il n'a pu soupçonner votre juste colère ;
S'il brûlait dans le cœur du désir de vous plaire ;
Pardonnez au pouvoir de l'humaine faiblesse
Qui mêle nos défauts à nos perfections.
Il ne regrette point les trésors décevants ;
L'encens empoisonné des lâches courtisans,
Il voudrait bien mourir, mais sans votre courroux. »
- Le roi est le père de ses peuples ; et un père ne peut ignorer le cri de ses enfants.
1666
Monsieur de Lapasse et Monsieur de B***.
- Et pourquoi donc, monsieur de B***, je vous prie ?
- Il n'est plus question de votre prisonnier de Pignerol.
- Comment cela ? c'est vous qui n'êtes point au fait des événements ; M. Foucquet s'est rappelé au souvenir du roi. Voilà quelques semaines, alors que son état de santé périclitait, M. Foucquet a demandé le secours de son fidèle médecin M. Pecquet.
- Et quelle fut la royale réponse ?
- Un refus. Il faut dire que depuis l'explosion du donjon, on avait trouvé, pour M. Foucquet, une nouvelle prison sans fenêtre ouverte ; on le prive de toute promenade et de toute nouvelle de sa famille.
- On l'enterre vivant, monsieur de Lapasse ?
- Je ne saurais, hélas, mieux résumer la situation. Depuis une semaine, il est de retour à Pignerol. Louvois lui a accordé un exemplaire du Dictionnaire des rimes françaises. Vous savez que du temps de sa splendeur, sous le pseudonyme d'Oronte, M. Foucquet était connu comme un grand amateur de vers qu'il composait lui-même. C'est sa seule évasion, puisqu'on lui a bouché la vue qu'il avait sur la montagne. Il écrit aussi quelques petits traités, dit-on.
1676
Nicolas Foucquet et Monsieur de Lauzun.
- Bien au contraire, monsieur Foucquet, voilà qui est parfaitement dans la logique de votre arrestation et de votre procès.
- J'entends bien cela, mais la démesure serait largement dépassée si ce que vous dites était vrai.
- La mesure est depuis bien longtemps dépassée, monsieur Foucquet ; le choc vient de ce que l'on vous a tenu dans l'ignorance depuis plus de dix ans des événements du royaume. Mais je puis vous assurer que Colbert est le maître du royaume, après le roi.
- C'est votre emprisonnement qui égare votre raison, monsieur de Lauzun, vous devez confondre les offices, les années et les gens.
- Il vous faut vous y résoudre. C'est votre ennemi qui a gagné, triomphé même. Le succès de votre arrestation a été la première étape de son ascension. Pendant que votre écureuil tombait, sa couleuvre ne cessait de ramper aux royaux pieds jusqu'à se hisser aux premières marches du trône.
- Comment pouvez-vous me faire croire qu'il cumule la charge de près de huit ministères, alors que tant d'ambitieux doivent comploter dans les rangs de la noblesse ?
- Eh bien voilà tout l'art du roi et de Colbert : ils ont mis au pas la noblesse, y compris la fière et antique noblesse de France. Et celle qui n'est pas au pas doit s'exiler dans sa province.
- Je vous assure, monsieur de Lauzun, et dussé-je me répéter, il est impossible que Colbert cumule la Marine, les Bâtiments du roi, le Contrôle général des finances.
- Et les Postes, la surintendance des mines et minières … Oui, je vous le répète et proclame, Colbert, votre pire ennemi, dirige désormais toute l'activité économique du royaume de France.
- Lui qui me reprochait d'avoir réuni trop de pouvoirs !
- Lui aussi qui vous a accusé de malversations, et qui a été l'intendant particulier de Mazarin, dont il a géré l'immense et douteuse fortune, servant l'intérêt du Cardinal et se servant pour ses propres intérêts ainsi que pour ceux de sa famille. La famille occupe elle aussi les meilleurs postes de l'État. Et pour ce qui est des malversations de Mazarin, il n'y en a plus de trace, puisque, il y a un an, le roi a donné l'ordre de brûler les comptes secrets de Mazarin gardés par Colbert.
- Toutes les preuves, aux yeux de l'Histoire, qui auraient pu me disculper, disparues à jamais !
- Hélas, monsieur Foucquet, je crains que Colbert et le roi n'aient déjà envisagé la postérité ; ils dirigent leurs contemporains, mais je crois que, pendant des siècles, le règne de Louis XIV sera connu comme l'égal de celui de Périclès ou d'Auguste. Quant à Colbert, il sera vu comme le grand serviteur modèle, travailleur et intègre !
- Et moi, me voilà coupable pour des siècles ! Me voilà donc puni d'avoir voulu faire briller le royaume. Du moins, Colbert ne peut-il pas rivaliser dans le domaine des arts.
- Détrompez-vous, monsieur Foucquet. Tous les artistes sont à ses ordres et à ses pieds. Mieux, il a créé une Petite académie pour la gloire du roi, et de la sienne par conséquent.
- Je n'entends rien à tout cela, monsieur de Lauzun, absolument rien ! Le roi va finir par démasquer la fourberie de Colbert.
- Colbert est un flatteur de haute technique, et le roi aime être flatté, il aime donc les flatteurs.
- Le roi n'est pas dépourvu de discernement, voyons, monsieur de Lauzun.
- Le roi dirige l'Olympe, monsieur Foucquet. En rivalisant avec lui, vous avez rompu avec l'ordre, avec le cosmos. Le soleil, c'est lui. Vous venez de le reconnaître vous-même, vous avez tenté de faire briller le royaume. Crime de lèse-majesté ! C'est au soleil de rayonner, pas à ses satellites. Or le roi règne et rayonne seul. Seul ! Il n'y a qu'un soleil et le roi n'a-t-il pas pris pour emblème personnel un soleil ? Puisqu'il ne peut y avoir deux soleils, et que vous vous preniez pour un soleil, vous êtes devenu le rival du roi, prêt à le détrôner. L'ordre olympien est l'ordre voulu par les dieux, c'est l'ordre voulu par Dieu dont le roi est le représentant sur terre. Tout désordre à l'égard du cosmos doit être puni, sinon, c'est le retour au chaos de la Fronde. Et vous, vous avez rappelé les mauvais souvenirs de la Fronde des Princes.
- Mon attitude a été loyale pendant la Fronde. J'avais droit à des remerciements du roi et de Mazarin tout particulièrement.
- Des remerciements, oui, pas un trône. Il n'est qu'un seul trône ; et c'est Mazarin qui a paternellement préparé pour son filleul un trône à une seule place. Dès lors, plus vous attaquiez le Cardinal, plus vous blessiez son royal filleul. Que n'êtes-vous devenu une lune, à l'image de Colbert ? Colbert a su tirer, lui, l'astre mort, son éclat de Mazarin, puis du roi lui-même. Colbert réfléchit l'éclat du roi. Quand le roi s'adresse à Colbert, c'est à un flatteur miroir qu'il s'adresse. Colbert n'a pas d'existence par lui-même ; il la détient du roi et le roi le sait ; Colbert est sa créature. Mais vous-même, monsieur Foucquet, vous avez offensé la puissance royale, politique, économique, mais aussi artistique, sans compter vos galantes conquêtes. C'eût été à vous d'envier le roi, et c'est le roi qui vous enviait ! Qu'êtes-vous allé chercher auprès de Mlle de la Vallière ? Et que dire de la fête de Vaux que vous avez offerte au roi ; c'était au roi de vous offrir des plaisirs d'une si grande qualité. Vous lui avez montré ce qu'il fallait faire ; vous vous êtes comporté comme le maître de votre roi. Au lieu de le flatter, votre fête a humilié le roi, un roi qui n'accepte que la flatterie !
- Je voulais offrir Vaux au roi, monsieur de Lauzun.
- Offrir Vaux ! grossière erreur, monsieur Foucquet. Vous ne pouvez rien donner à votre roi, c'est lui qui prend. Vous ne pouviez donner qu'à celui qui possède moins que vous ; or le roi ne peut posséder moins que ses sujets. Et Vaux lui a rappelé son indigence, tandis que vous brilliez de tous vos éclats de grand financier. Le roi veut oublier ses humiliations de la Fronde.
- Mais j'ai sauvé le roi durant la Fronde !
- Erreur là encore, monsieur Foucquet. Le roi ne doit rien vous devoir. Il n'existe que par lui-même, comme Dieu. Il ne vous doit rien. Il est grand par ce qu'il donne, petit par ce qu'il reçoit. Vous vouliez donner au roi, alors que seul le roi peut donner. Vous vous étiez couronné roi. Vous êtes devenu le jumeau du roi, celui capable de lui ravir son trône, et vous dites que vous avez sauvé le roi ! Qui sait si l'histoire un jour ne finira pas par vous prendre pour son jumeau d'ailleurs. La reine mère ne vous a-t-elle pas protégé, comme une mère protège son fils ?
- Ce n'est tout de même pas moi qui ai mis en doute la filiation de notre roi avec Louis XIII.
- Sans doute, mais c'est là qu'est encore votre aveuglement. Tout conspire à ravir au roi son trône, y compris sa filiation. Sans cesse la Fronde renaît. C'est Louis XIV qui s'est fait roi. Louis XIV doit affirmer sa puissance après l'impuissance de feu Louis XIII. Versailles est l'affirmation autoritaire de cette filiation remise en cause.
- Versailles ? vous voulez parler de ce petit pavillon de chasse perdu dans les marécages ?
- Le roi s'est mis en tête d'en faire son palais.
- Un pavillon de chasse comme palais royal ? monsieur de Lauzun, vous vous égarez sans cesse.
- Non seulement je ne m'égare pas, mais Louis XIV veut faire de Versailles la capitale du royaume.
- Reprenez vos esprits, monsieur de Lauzun. Reprenez-vous.
- Je sais parfaitement ce que je dis. Et c'est à cause de vous que Versailles grandit, monsieur Foucquet, à cause de vous.
- Je crains que vous ne sachiez plus qu'inventer pour soutenir vos propos.
- Je vous accorde que tout cela paraît invraisemblable, mais votre procès ne fut-il pas déjà un pas en dehors de la raison ?
- Mais quel rapport aurais-je avec le pavillon de chasse du roi à Versailles ?
- Vaux, monsieur Foucquet, Vaux que vous vouliez donner au roi.
- Je ne comprends pas davantage.
- Rappelez-vous, monsieur Foucquet. La fête de Vaux a montré à la Cour votre prééminence en matière d'architecture, de jardins et d'art en général. Vous ne pouviez donner Vaux au roi ; le roi vous a pris Vaux en faisant exploser tout ce qu'il représentait.
- J'ai toujours autant de mal à vous suivre, monsieur de Lauzun.
- Vaux est parti à Versailles : vos arbres, vos statues, vos meubles, vos tapisseries, vos tapis ont déjà fait le voyage pour Versailles. Le roi vous ravit ce que vous lui aviez offert. C'est lui qui décide, pas vous. C'est lui le maître, pas vous. C'est lui le roi, pas M. Foucquet. Mazarin a fait Louis XIV, Vaux aura fait Versailles.
- Ce n'est qu'un château royal de plus.
- Je ne le crois pas. Il serait à penser que Versailles fera pour la renommée de Louis XIV ce que Vaux fera pour la vôtre.
- J'ose imaginer que les artistes que j'ai protégés contribueront aussi à rétablir ma mémoire.
- Le roi vous imite jusque dans vos actes de mécène, monsieur Foucquet ; il a fait de tous les artistes ses hérauts, les hérauts de sa gloire qu'il veut immortelle.
- Même M. De La Fontaine ?
- Soit, M. De La Fontaine résiste à cette force royale. Il n'a pas été votre ami en vain.
- Et Molière ?
- Dans le rang, lui aussi.
- Je l'ai pourtant protégé.
- D'ailleurs Molière n'est plus.
- Molière ?
- Molière est mort il y a près de trois ans, sans les secours de la religion. Molière avait besoin de quelqu'un pour le protéger. Louis XIV, en le prenant sous sa protection, a détourné sur la noblesse et la bourgeoisie tous les traits virulents que le dramaturge avait dans son carquois. Jamais Molière n'a froissé le roi qui a su mettre au pas le royaume tout entier. Et le roi a su lui en être reconnaissant en acceptant d'être le parrain du petit Louis Poquelin, mais le royal filleul n'aura vécu que quelques mois.
- Le Ciel n'aura donc pas favorisé celui qui s'est ainsi lié au roi ?
- Molière ne s'était pas non plus attiré la bienveillance céleste en s'en prenant au parti dévot auquel votre famille est si liée ; c'est précisément durant votre procès, en 1664, que Molière a monté sa comédie Le Tartuffe, dans laquelle il caricature avec véhémence les dévots. Et pour compléter les attaques contre votre personne, l'année de votre arrivée à Pignerol, Molière a ridiculisé un faiseur de sonnets.
- Quel rapport avec moi, monsieur de Lauzun ?
- Sous quel nom poétique, monsieur Foucquet, Mademoiselle de Scudéry vous a-t-elle fait connaître dans sa Clélie, nom que votre entourage précieux a continué d'utiliser dans vos conversations de salon ?
- Si ma mémoire ne me trahit pas, monsieur de Lauzun, j'étais connu sous le nom d'Oronte.
- Votre mémoire ne vous trahit pas, monsieur Foucquet. N'aimiez-vous pas alors composer des vers ?
- Certes, et j'ai toujours ce goût puisque je continue d'en composer, même ici, dans ce donjon.
- N'aimiez-vous pas les lire dans vos salons ?
- C'est un travers que ma vanité m'a poussé à mettre en avant, et que désormais je regrette.
- Eh bien, monsieur Foucquet, il se trouve que Molière, dans sa pièce Le Misanthrope, met en scène un Oronte, ridicule faiseur de mauvais sonnets.
- Il est de bien nombreux mauvais poètes, monsieur de Lauzun, pour que celui-ci me concerne.
- Les attaques de Molière ne s'arrêtent pas là.
- Que voulez-vous dire, monsieur de Lauzun ?
- Quelle était la profession de vos lointains ancêtres d'Angers ?
- Certains ont prétendu qu'ils vendaient des draps, d'autres que c'étaient des gentilshommes.
- Là encore, monsieur Foucquet, Molière a mis en scène un bourgeois enrichi, dont les ancêtres vendaient du drap, qui veut passer pour gentilhomme et faire de sa fille une duchesse.
- Et c'est moi que vous voyez dans ce ridicule bourgeois ? Pourquoi n'y voyez-vous pas plutôt Colbert ?
- Aujourd'hui, monsieur Foucquet, vous n'êtes plus rien. Pis que cela, on veut jusqu'à supprimer tout bon souvenir de vous.
- Voilà donc pourquoi le roi me tient à l'écart du monde.
- Il s'en prend aussi à la province que vous avez toujours chérie.
- Le roi s'en prend à ma Bretagne !
- Pauvre Bretagne ! Elle si prospère, naguère, la voilà depuis près d'un an en pleine révolte à cause des nouveaux impôts que le roi exige d'elle.
- Et qu'en est-il de cette révolte ?
- Autant que je puisse le savoir, le pouvoir royal a violemment réagi. On ne compte plus les morts parmi les Bretons. Le roi ne connaît plus la Fronde, mais le royaume connaît la misère.
- Voilà donc le résultat de l'administration de Colbert !
- Avec le soutien du roi, monsieur Foucquet.
- Et moi qui ai tant aimé notre jeune roi.
- Aveuglé, monsieur Foucquet, vous avez été aveuglé par le royal masque de ce grand comédien. Vous regardiez le Soleil en face, et vous ne l'avez pas compris. On ne contemple pas le soleil en face, on se prosterne à ses pieds.
- Je n'ai donc plus aucun espoir de quitter vivant cette prison, monsieur de Lauzun ?
- Il faudrait un miracle. À moins que …
- À moins que … ? Parlez, monsieur de Lauzun, parlez !
- Connaissiez-vous Mme Scarron ?
- Fort bien, monsieur de Lauzun. J'ai moi-même compté parmi mes protégés M. Scarron. Serait-il arrivé quelque malheur à Mme Scarron … serait-elle morte ?
- Malheur, non ; mais dire qu'elle serait morte, d'une certaine manière.
- Vous avez l'art de ne rien dire, monsieur de Lauzun, tout en en disant trop.
- Mme Scarron n'est plus, vive la favorite !
- La favorite ?
- La maîtresse, si vous préférez.
- Pas la maîtresse de Colbert, tout de même, il ferait fuir une armée d'Érynies à lui seul. Non, ne me dites pas que Mme Scarron serait la maîtresse du …
- Du roi ? Osez, monsieur Foucquet.
- Mme Scarron est la maîtresse du roi !
- Non, la maîtresse est Mme de Montespan.
- Pourquoi me parlez-vous de Mme Scarron ? Quel plaisir tirez-vous à me faire ainsi me tromper ? Je suis las de vos plaisanteries.
- C'est vous, monsieur Foucquet, qui en refusant de voir la vérité vous fatiguez vous-même.
- Enfin, qui est cette Mme de Montespan ?
- Mme de Montespan serait l'égérie de Mme Scarron. Et Mme de Montespan exerce une grande influence sur l'esprit du roi.
- Quel type d'influence pour que cela me concerne ?
- Si votre famille a gardé quelque lien avec Mme Scarron, Mme de Montespan, devenue dévote, pourrait n'y être point insensible.
- Vous égarez mon esprit, monsieur de Lauzun. Vous vous jouez de moi. Je ne sais plus où j'en suis avec vos nouvelles. Nous en reparlerons demain. Je ne sais si finalement ce passage secret que vous avez creusé avec vos serviteurs dans la muraille et qui vous amène jusqu'en mes appartements est une bonne affaire pour moi. Reprenez votre chemin à travers les murailles, monsieur de Lauzun. Je ferai en sorte qu'on ne voie aucune trace de votre passage. M. de Saint-Mars ne doit rien savoir de nos rencontres.
- Comptez sur moi, monsieur Foucquet. Je tiens trop à reprendre ces entretiens. À vous revoir, monsieur Foucquet.
Extraits de Foucquet, l'écureuil maudit, de Jean-Joseph Couëdel, paru en 2009, aux Éditions Pays et Terroirs, à Cholet.